Car l'un ne va pas sans l'autre !
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Avicenne, ou Ibn Sīnā1 (en persan et arabe : ابن سینا), né le 7 août 980 à Afshéna, près de Boukhara, dans la province de Transoxiane (actuel Ouzbékistan) et mort en juin 1037 à Hamadan (Iran)2,3, est un philosophe et médecin médiéval persan. Rédigeant principalement en arabe classique, il s’intéressa à de nombreuses sciences, comme l’astronomie, l’alchimie, et la psychologie.
Ses disciples l’appelaient cheikh el-raïs, c’est-à-dire le « prince des savants », le plus grand des médecins, le Maître par excellence, ou encore le troisième Maître (après Aristote et Al-Fārābī).
Ses œuvres principales sont l’encyclopédie médicale Qanûn (« Canon de la médecine ») et ses deux encyclopédies scientifiques ash-Shifa (« La guérison [de l’âme] ») et Danesh-e Nâma (« Livre de science »). Dans son Qanûn, il opère une vaste synthèse médico-philosophique avec la logique d’Aristote, combinée avec le néo-platonisme, élevant la dignité de la médecine comme discipline intellectuelle, compatible avec le monothéisme. Son influence sera prédominante dans l’Occident médiéval latin jusqu’au xvie siècle.
Si son œuvre médicale n’a plus qu’un intérêt historique, son œuvre philosophique se situe au carrefour de la pensée orientale et de la pensée occidentale. Elle reste encore vivante au début du xxie siècle dans le cadre de l’islam. Elle continue d’être étudiée en Occident du point de vue de la philosophie, de l’épistémologie et des sciences cognitives.
Aux viie et viiie siècles, premiers siècles de l’hégire pour le monde musulman, les conquérants arabes se trouvent en présence de communautés appartenant surtout au christianisme oriental en Égypte, Palestine, Syrie et Mésopotamie. Ces communautés avaient déjà produit des traductions des œuvres, du grec au syriaque4,5. Ce travail se poursuit jusqu’au xiiie siècle5.
Statue d’Avicenne à Vienne, Pavillon des érudits.
De 750 à 850, période des califes Abbassides, la science arabo-musulmane est en plein essor. Les traducteurs des califes utilisent d’abord les versions syriaques, puis les textes grecs, pour les traduire en arabe5. Le philosophe al-Fārābī (mort en 950), « le second maître » (en référence au premier maître, Aristote), tient une place prépondérante dans cette dynamique.
Dans le monde iranien, alors sous domination arabe, la culture arabe se confronte avec la culture persane. Les textes et traditions des dogmes islamiques se fixèrent à cette époque :
À la même époque, à la périphérie du monde iranien, les Turcs en provenance de Mongolie entrent en contact avec l’Islam, et s’islamisent, constituant des dynasties d’origine turque, comme les Seldjoukides.
Dans le monde chrétien des xe et xie siècles, sont à peu près contemporains d’Avicenne des savants et philosophes comme Michel Psellos en Orient chrétien (Byzance). En Occident latin, c’est une période d’attente et de transition (fin du Haut Moyen Âge, début du Moyen Âge central) où l’on peut signaler Gerbert, Fulbert, Lanfranc et saint Anselme6.
La vie d’Avicenne est connue par son autobiographie. De son nom complet Abu ʿAli al-Husayn Ibn Abd Allah Ibn Sīnā, il naît le 7 août 980 à Khormeytan (ou Afshéna, le pays du soleil), petit village situé près de Boukhara, en Transoxiane (actuel Ouzbékistan)7. Son père, ‘Abdallah, musulman chiite ismaélien, originaire de Balkh, au nord de l’Afghanistan actuel, est collecteur d’impôts du village au service du souverain samanide Nouh ibn Mansour. Sa mère, Setareh (ou Sitara), d’origine tadjik, vit à Afshéna8,9.
Avicenne (Ibn Sina).
Durant sa petite enfance, Avicenne étudie l’arithmétique chez un marchand herboriste, expert en calcul indien. Ayant une bonne mémoire, le jeune garçon finit par surpasser son maître en calcul et en mathématiques. Sous la conduite du maître Abu Abdallah Ennatili, il s’initie au Coran, aux auteurs arabes et à la philosophie, en commençant par l’Isagogè de Porphyre (un petit traité pédagogique de vulgarisation de la philosophie d’Aristote)7. À l’âge de dix ans, il maitrise ainsi le Coran, l’arithmétique, la géométrie d’Euclide, et des bases de la philosophie comme la logique. Il se lance tout seul dans des études difficiles comme l’Almageste de Ptolémée7.
À l’âge de 14 ans, son précepteur Ennatili le quitte pour aller dans une autre ville. Un ami médecin lui apporte les traductions des œuvres d’Hippocrate, qu’il aurait lu d’un trait, nuit et jour. Il raconte dans son autobiographie : « quand le sommeil me gagnait, que je sentais mes forces faiblir, je prenais un breuvage épicé pour me soutenir, et je recommençais mes lectures »10.
Sa mémoire étant phénoménale, il lit aussi toutes les traductions de Galien. À l’âge de 16 ans, il est brillamment reçu médecin à l’école de Djundaysabur où professent des médecins de toutes confessions : juifs, chrétiens, mazdéens et musulmans. À 17 ans, il donne des cours à l’hôpital de Boukhara qui sont suivis par des médecins étrangers10,11.
Avicenne est appelé auprès du prince Nouh ibn Mansour qui souffre de violentes coliques. Il diagnostique une intoxication par le plomb des peintures décorant la vaisselle du prince, et réussit à le guérir. Il est alors autorisé à consulter la riche bibliothèque royale des Samanides10.
En un an et demi, il acquiert la connaissance de tous les auteurs anciens disponibles. Il bute cependant sur la Métaphysique d’Aristote12 qu’il ne comprend pas, mais il surmonte cette difficulté en découvrant les commentaires d’Al Farabi. Dans son autobiographie, il déclare avoir intégré tous les savoirs de son temps à l’âge de 18 ans, grâce à sa mémoire, mais que son esprit n’était pas assez mûr10.
Vers 1001, un incendie détruit la bibliothèque des Samanides. Les ennemis d’Avicenne l’accusent d’en être l’auteur. Le nouveau prince Abdul Malik lui interdit l’entrée de l’hôpital de Boukhara. En disgrâce, risquant la prison, Avicenne s’enfuit vers le Khârezm, une principauté indépendante (de 994 à 1231) qui se situe principalement sur le territoire actuel de l’Ouzbékistan, mais aussi sur les bords de la mer Caspienne du Turkménistan. Le prince du Khârezm aime les sciences et s’entoure de nombreux savants. Avicenne y demeure 9 ans, c’est là qu’il commence à rédiger ses premiers livres, à l’âge de 21 ans13.
Mais la situation politique et militaire de la région (de l’Asie centrale au Moyen-Orient) est instable. Les dynasties d’origine turque et d’origine perse sont en conflit permanent, faisant chuter les capitales. Avicenne doit fuir à nouveau, car il ne souhaite pas servir sous les Turcs, ennemis des Persans13. En 1010, il s’installe à Gorgan, où il entreprend son œuvre majeure, le Qanûn (ou Canon) de médecine. Il passe ensuite dans la ville de Ray, dont il guérit le prince, atteint de mélancolie13.
En 1014, il est appelé à Hamadan auprès de l’émir bouyide Chams ad-Dawla, et le guérit de ses douleurs inexpliquées. Le prince le choisit alors comme vizir (premier ministre). Avicenne s’impose un travail harassant : le jour, il se consacre aux affaires publiques, la nuit à la science. Il achève son Canon médical et rédige plusieurs ouvrages, avec l’aide du fidèle al-Juzjani, son secrétaire et biographe13. Mais en 1021, après la mort du prince Chams ad-Dawla, son fils Sama’ ad-Dawla accède au pouvoir. Avicenne n’a plus de protecteur et victime d’intrigues politiques, il passe quatre mois en prison, au cours desquels il continue de rédiger des livres14.
En 1023, il parvient à s’enfuir et se rend à Ispahan, auprès de l’émir kakouyide Ala ad-Dawla Muhammed. C’est là qu’il écrit, durant 14 ans, la dernière partie de son œuvre (astronomie, sciences et linguistique). Il n’hésite cependant pas à reprendre la route, répondant aux appels des princes de Perse, de Mésopotamie et du Turkestan. Sa réputation et sa popularité sont immenses, car il exerce la médecine aussi bien dans les cours princières, qu’auprès des pauvres les plus démunis14.
Le mausolée d’Avicenne à Hamadan.
En participant à une expédition menée par l’émir ‘Ala ad-Dawla dans le Kermanshah, Avicenne tombe malade. Il meurt à Hamadan au mois d’août 1037 (premier vendredi du mois de ramadan 428 de l’Hégire), à l’âge de cinquante-sept ans. Il souffrait depuis longtemps d’une maladie intestinale dont la nature exacte est discutée : cancer du côlon, dysenterie amibienne, empoisonnement criminel14…
Avicenne est enterré près d’Hamadan. Son tombeau reste un lieu de pèlerinage jusqu’au xxie siècle. Jusqu’en 1950, il n’était signalé que par une simple « lanterne des morts » en granit. En 1952, un mausolée monumental a été inauguré sur sa tombe à Hamadan. Il s’agit d’une colonnade de granit en 12 piliers, symbolisant les douze sciences du savoir d’Avicenne, couronnés par une toiture conique14. À cette occasion, des photographies de son crâne sont prises, permettant à un anthropologue et sculpteur soviétique de réaliser un « portrait » d’Avicenne8. Cette statue en marbre blanc se trouve près du mausolée15.
Avicenne est revendiqué par de nombreux pays, car il est né dans une région qui s’est appelé le Turkestan et qu’il a beaucoup voyagé et séjourné dans des pays musulmans. Le reconnaissent comme leur : l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, l’Azerbaïdjan, l’Afghanistan, l’Iran, la Turquie… De nombreux pays arabes éloignés, au motif d’un séjour supposé, lui prêtent une vénération particulière8.
Qanûn (Avicenne)
Son œuvre est d’une ampleur variable selon les sources : 276 titres pour G. C. Anawati, 242 pour Yahya Mahdavi, voire 456 titres pour le chercheur iranien Said Nafissi, mais seuls 160 sont parvenus jusqu’à nous13.
Il est l’auteur de monuments, d’ouvrages plus modestes, mais aussi de textes courts. Son œuvre couvre toute l’étendue du savoir de son époque: logique, linguistique, poésie ; physique, psychologie, médecine, chimie; mathématiques, musique, astronomie; morale et économie ; métaphysique ; mystique et commentaires de sourates du Coran.
Avicenne, fin lettré, fut le traducteur des œuvres d’Hippocrate et de Galien et porta un soin particulier à l’étude d’Aristote. Il s’inscrit dans un mouvement général qui voit les philosophes de culture islamique découvrir la culture grecque auprès de l’Empire byzantin.
Pendant plusieurs siècles, jusqu’au xviie siècle, son Qanûn constitue le fondement de l’enseignement tant en Europe, où il détrône Galien, qu’en Asie.
Le dessein personnel du philosophe trouve son achèvement dans la philosophie orientale (hikmat mashriqiya), qui prit la forme de la compilation de vingt-huit mille questions. Cette œuvre disparut lors du pillage d’Ispahan (1034), et il n’en subsiste que quelques fragments.
Avicenne a écrit principalement en arabe classique (pour presque tous ses ouvrages majeurs) mais parfois aussi dans la langue vernaculaire, le persan, pour 23 titres mineurs13 (à l’exception du Danesh Nâma ou « Livre de Science »)16.
Page de garde d’une édition du Kitab Al Qanûn fi Al-Tibb du début du xve siècle.
Le Kitab Al Qanûn fi Al-Tibb (« livre des lois médicales »), composé de 5 livres, vers 1020, est l’œuvre médicale majeure d’Avicenne17.
Son Canon rencontra un grand succès, qui éclipsa les travaux antérieurs de Rhazès (850 – 926), d’Haly-Abbas (930 – 994) et d’Abu Al-Qasim (936 – 1013) et même ceux d’Ibn-Al-Nafis (1210 – 1288) qui lui sont postérieurs. Les européens du xiie au xviie siècle ramenèrent de l’Orient le Canon de la Médecine, qui influença la pratique et l’enseignement de la médecine occidentale.
L’ouvrage fut traduit en latin par Gérard de Crémone, de l’école de Tolède, entre 1150 et 1187. C’est là où Ibn Sina en arabe devient Ben Sina en hébreu, et Avicenna en espagnol18. Il est imprimé en hébreu à Milan en 1473, puis à Venise en 1527 et à Rome en 1593. Son influence dure jusqu’à sa contestation à la Renaissance : Léonard de Vinci en rejette l’anatomie et Paracelse le brûle. C’est le développement de la science européenne qui provoquera son obsolescence, par exemple la description de la circulation sanguine par William Harvey en 1628. Néanmoins cet ouvrage marqua longuement l’étude de la médecine, et même en 1909, un cours de la médecine d’Avicenne fut donné à Bruxelles. Sous Louis XIV, le chirurgien Antoine Lambert le cite comme l’un des plus grands médecins de l’Histoire et le surnomme « prince des Arabes »19.
Ses autres textes médicaux ou scientifiques représentent plus de 40 écrits, moins volumineux que le Canon. Il en a lui-même donné une version abrégée, condensée en vers, le « Poème de la Médecine » ou Kanun fit’tibb.
Le Kitab al-shifa ou « Livre de la guérison [de l’âme] » est consacré à la cosmogonie, physique, métaphysique et logique. Le Danesh Nâma ou « Livre de Science », est le seul grand ouvrage d’Avicenne rédigé directement en persan16. Ces deux livres traitent de la classification des sciences et des principes de chaque domaine du savoir.
Il replace l’ensemble des connaissances médicales de son temps dans une vaste synthèse philosophique et logique, combinant la logique d’Aristote avec le néoplatonisme. Il élève ainsi la dignité de la médecine comme discipline intellectuelle (d’où son caractère universitaire dès les premières universités de l’Occident médiéval). La médecine s’intègre dans une philosophie naturelle compatible avec le monothéisme, ses textes médicaux sont bientôt traduits en hébreu et en latin.
De ce point de vue, Avicenne peut être perçu de deux manières. Soit on lui reproche cette fusion de la médecine et de la philosophie20, ainsi que son goût pour les synthèses abstraites21 ; soit on lui accorde d’avoir distingué la médecine au sein même de cette fusion : « Certes le discours du philosophe est plus vrai, car il est prouvé avec subtilité, mais le discours du médecin est plus manifeste à première vue » (Canon, I, 1, 5, 1)22.
D’où deux voies pour un même but, que la scolastique médicale appellera la via philosophorum et la via medicorum, la première faisant appel à la raison et à la logique (jugement de la pensée spéculative), la seconde faisant appel à la raison et à l’expérience (jugement par l’expérience sensorielle acquise)23.
Avicenne se démarque en combinant la foi avec le raisonnement philosophique. Il accepte de l’Islam ce qui lui parait logique et cohérent, et il pense la médecine comme une science rationnelle, rejetant les références magiques et ésotériques, alchimiques (transmutation des métaux) et astrologiques (jugement de Dieu par les astres). Il emprunte à Hippocrate, Galien, Dioscoride et tous les auteurs arabes avant lui, notamment Rhazès (Al-Razi) et Haly Abbas (Al-Majuzi) qu’il précise et développe avec son expérience personnelle24.
La loi coranique interdisant la dissection des cadavres, l’anatomie d’Avicenne reste une anatomie livresque. Elle se base principalement sur celle de Galien, mais aussi sur des textes indiens et hébreux. Si la transmission du Talmud aux auteurs arabes au viiie et ixe siècles est attestée, celle de l’influence de sources chinoises est douteuse25.
Ainsi son décompte des os humains est celui du Talmud (plus précisément dans un des traités de la Mishna sur les puretés)25, et son anatomie de l’œil suit celle de Galien dans ses moindres détails26. À ce travail de synthèse érudite, il ajoute une anatomie spéculative par « raison logique ». À partir de fonctions supposées ou apparentes, il en déduit des structures anatomiques, sans dissection, ni démonstration de visu. Par exemple, il donne le pénis comme constitué de trois conduits séparés : pour l’urine, pour les sécrétions lubrifiantes, et pour le sperme27.
Lorsque l’anatomie de Galien est en contradiction avec celle d’Aristote, Avicenne cherche à les concilier avec une préférence pour Aristote. Ainsi, il attribue trois ventricules au cœur28, selon l’opinion d’Aristote, et malgré les observations anatomiques de Galien27.
En physiologie, il combine la théorie des humeurs de Galien avec la théorie des âmes d’Aristote. Le corps humain fonctionne selon un équilibre de quatre humeurs, quatre qualités et quatre tempéraments. Avicenne distingue des « forces naturelles » : procréation et génération, nutrition (attraction par assimilation et croissance, expulsion et excrétion), etc. L’air joue un rôle de régulateur par la respiration. C’est la conception d’Aristote de la respiration comme un refroidissement du sang échauffé dans le cœur29.
Le cœur est doté d’une force pulsatile, qui distribue chaleur et esprit vital dans l’ensemble du corps. C’est à partir d’un commentaire du Canon d’Avicenne, sur les rapports circulatoires cœur-poumon, qu’Ibn Nafis (1211-1288) avancera l’idée de petite circulation30.
Avicenne s’attache beaucoup à la description des symptômes, décrivant toutes les maladies répertoriées à l’époque, y compris celles relevant de la psychiatrie.
Médecin préparant une potion. Illustration d’un manuscrit (daté de 1224, peut-être de Bagdad) traduction en arabe du De Materia Medica de Dioscoride (vers 40-90 apr. J.-C.).
Son examen clinique (observations par les cinq sens) insiste plus particulièrement sur l’examen des pouls (il en distingue près de 60 variétés, regroupées en 10 genres) et l’examen des urines « basées sur la couleur, l’aspect, le dépôt, le volume, l’odeur et la mousse ». Il est l’une des principales sources de ce qui sera l’uroscopie médiévale21,31.
Le malade est considéré dans sa globalité (mode de vie et environnements). Il distingue la valeur de ce qui se répète dans les mêmes conditions, éliminant ce qui relève de cause accidentelle ou fortuite (hasard ou coïncidence en termes modernes). Il approche ainsi la notion de loi, en subordonnant la médecine à la physique ou science naturelle, il fait ainsi du médecin un « physicien », usage qui persiste encore dans l’anglais physician pour médecin21,32.
Il renouvelle les descriptions de l’apoplexie cérébrale et du diabète21, de l’hydropisie33 ; il attribue la formation des calculs de vessie à un excès de matière dans l’urine34.
Il décrit aussi la rage des chiens, loups, renards et chacals qu’il attribue à un excès de bile noire par consommation de chair en putréfaction ou d’eau polluée35. Il fait de l’excès de bile noire ou atrabile la cause principale de très nombreuses maladies31.
Il distingue des variétés de méningites et d’ictères36. Mais il s’agit le plus souvent d’un travail de classification systématique selon une pathologie humorale (Galien) ou de « qualités » (Aristote)37, de tels critères théoriques ne reposent sur aucune réalité pathologique au sens biomédical moderne31.
Toutefois son sens critique et son expérience personnelle lui permettent d’être plus précis que ses devanciers. Il distingue la pleurésie, la médiastinite et l’abcès sous-phrénique (abcès situé sous le diaphragme)24. Son diagnostic différentiel entre rougeole et variole est plus explicite que celui de Rhazès38.
Avicenne participe à la distinction entre elephantiasis graecorum (lèpre) et elephantiasis arabum (éléphantiasis au sens moderne)39. Sa description d’une lèpre débutante (perte du tiers externe des sourcils, voix rauque, zones anesthésiques cutanées, perte de jeu des muscles faciaux) sera utilisée comme procédure de diagnostic précoce plus sûr en Occident médiéval40.
Il décrit une maladie qu’il appelle « maladie de Médine » particulière à cette région. Il s’agit de la dracunculose, maladie due à un ver parasite appelé depuis dracunculus medinensis41.
Dans le livre second du Canon, Avicenne présente une liste alphabétique de 765 produits pharmaceutiques, qu’il classe en qualités (froid, chaud, sec, humide) et en degré d’intensité (de un à quatre), à partir de la théorie de Galien. Il les subdivise encore en espèces et variétés, et selon des causes, aboutissant à des combinaisons arithmétiques42.
Il poursuit ici les travaux d’Al-Kindi dans le domaine de la pharmacopée. Il reprend une tradition arabe de présentation en tables ou tableaux42 (en arabe taqwim devenu en latin tacuinum). Avicenne en arrive à une « algèbre thérapeutique à la fois séduisante [par sa logique mathématique] et totalement irréelle [sans répondant biomédical moderne] »43.
Ses choix thérapeutiques procèdent de deux méthodes : l’une théorique et logique fondée sur les qualités (celles de la maladies sont combattues par les qualités contraires du médicament), l’autre basée sur l’expérience et l’observation des résultats42. Cette dernière se fonde sur l’existence d’une « forme spécifique » qui ne peut être déduite des qualités, et qui n’est défini que par ses effets44.
D’autres médicaments sont indiqués selon leurs effets mécaniques : émétique, purgatif, diurétique, etc. Il accorde une grande importance aux évacuations censées purifier le corps. D’où aussi la pratique de la sudation, des ventouses, de la saignée, du lavage de l’intestin43…
Il traite la douleur en utilisant des médicaments antalgiques, mais aussi par tout autre moyen (massage, compresses chaudes ou vessie de glace, musique agréable, marche, sommeil…)38.
En diététique, il décrit longuement les propriétés des différents aliments et boissons. Le régime alimentaire est à adapter selon l’âge, le mode de vie, l’environnement du sujet… Il est à visée préventive et curative. L’obésité est vue comme une condition nuisible, pathologique45. Comme d’autres auteurs arabes, il conseille 3 repas sur 2 jours (matin et soir ; puis une simple collation le lendemain), ce rythme visant à terminer une digestion complète avant chaque cycle46.
Pour Avicenne, l’hygiène et la médecine sont deux pratiques complémentaires. La médecine d’Avicenne pourrait être résumée par la phrase d’introduction de Urdjuza Fi-Tib’ (Poème de Médecine) : « la médecine est l’art de conserver la santé et éventuellement, de guérir la maladie survenue dans le corps ». ou encore « l’art de conserver la santé peut-être défini comme celui qui permet à l’organisme humain d’atteindre dans des conditions convenables l’âge auquel il est naturellement prédisposé »47.
Détail d’une enluminure du Canon medicinae d’Avicenne (Bibliothèque municipale de Besançon – ms. 0457 – f. 051).
Selon la théorie de Galien, l’hygiène dépend de « six choses non naturelles » (liées non pas à la nature, mais au choix des individus). Ce sont le choix de la nourriture et de la boisson, l’élimination de ce qui est superflu, les soins du corps, la respiration, l’exercice du corps et de l’esprit, la veille et le sommeil. Avicenne ajoute une notion particulière, celle de complexion ou constitution de qualités propres à chaque individu. La santé est une harmonie entre les six non-naturels de Galien adaptés à la complexion naturelle de chacun48.
La toilette du corps a pour but d’éliminer tous les déchets : poils, transpirations, sécrétions… d’où rasage, coiffage, épilation, lavage des dents et des yeux, nettoyage du nez et des oreilles49.
Le temps de sommeil justement nécessaire doit être respecté, en préférant le sommeil de nuit à la sieste de jour. Il recommande de changer de position durant le sommeil : s’endormir du côté droit, puis se retourner sur la gauche, et finir en revenant à la position de départ. Il s’agit de bien répartir et diffuser les différentes humeurs du corps. Cette recommandation sera reprise par tous les médecins médiévaux50.
L’air est l’élément essentiel à la vie ; la respiration permettant à l’air « d’entrer dans le cœur » et de « refroidir le sang » en expulsant les « fumées corporelles ». L’air doit être pur, clair et lumineux, en mouvement plutôt que stagnant, de caractère tempéré (l’air printanier est le meilleur des quatre saisons). Dans les cas contraires, l’air est dangereux. Ces facteurs conditionnent le choix de l’habitat47,49.
Il attribue l’infection à des particules terrestres contenues dans l’eau polluée, et surtout aux vapeurs malsaines présentes dans l’air51. Avicenne est l’une des sources de la théorie des miasmes qui dominera longtemps en Occident. Face à la peste noire de 1348, les médecins occidentaux n’auront comme sources principales qu’Avicenne (Canon) et Rhazès (Almansor ou Kitab al-Mansouri fi al-Tibb) à partir desquels ils publieront d’innombrables traités de peste durant les xive et xve siècles44.
Il reconnait le caractère contagieux (transmission par contact ou proximité) de la tuberculose, de la lèpre, de la gale, de la variole24,51. Ces deux théories, transmission par l’air infect et par contact, resteront en concurrence en Occident jusqu’au xixe siècle.
Sa doctrine philosophique, en particulier sa métaphysique, se base sur celle d’Aristote et sur les travaux d’al-Farabi. Ses autres œuvres sont marquées par la recherche d’une philosophie orientale et d’une mystique personnelle.
Une calligraphie arabe du nom d’Allah.
Avicenne est le premier à concevoir la causalité efficiente de Dieu (c’est-à-dire une causalité qui soit pleinement créatrice), par opposition à la causalité motrice aristotélicienne (qui était seulement un principe de mouvement, mais non une cause d’existence ex nihilo)52,53.
Ibn-Sina distingue ainsi la philosophie naturelle, ou la physique, et la théologie, ou la métaphysique. Le métaphysicien tient un discours sur la cause très différent du naturaliste :
« Par “agent”, le métaphysicien ne veut pas seulement dire le principe du mouvement, comme le naturaliste veut le dire, mais le principe et l’origine de l’existence, comme dans le cas de Dieu à l’égard du monde54. »
Spécialiste de sa pensée, Kara Richardson donne une définition importante et contextualisée : « In his Metaphysics, Ibn Sīnā defines each of the four causes in relation to the subject studied in metaphysics : the existent qua existent. He defines the efficient cause or agent as that which gives or bestows the existence of something distinct from it55. »
C’est en ce sens qu’Avicenne écrit : « La cause est pour l’existence seulement » (Kitāb al-Shifā, ou Livre de la guérison, Livre VI, chap. 1).
Les théologiens chrétiens, tels que Albert le Grand et Thomas d’Aquin, le citent dans leurs œuvres et lui sont redevables de cette invention majeure56.
L’essence, pour Avicenne, est non-contingente, ne dépendant que d’elle-même. Possible est chaque essence dans son potentiel à être. Pour qu’une essence soit actualisée dans une instance (une existence), il faut un accident nécessaire. Cette relation de cause à effet, toujours parce que l’essence n’est pas contingente, est inhérente à l’essence elle-même. Ainsi il doit exister une essence nécessaire en elle-même pour que l’existence puisse être possible : l’Être nécessaire, ou encore Dieu57.
L’Être nécessaire crée la Première Intelligence par émanation. Cette définition altère profondément la conception de création: il ne s’agit plus d’une divinité créant par caprice, mais d’une pensée divine qui se pense elle-même ; le passage de ce premier être à l’existant est une nécessité et non plus une volonté. Le monde émane alors de Dieu par surabondance de Son Intelligence, suivant ce que les néoplatoniciens ont nommé émanation : une causalité immatérielle. Avicenne s’inspire des travaux d’al-Farabi, mais à cette différence que c’est l’Être nécessaire qui est à l’origine de tout (voir plus bas les Dix intelligences)57. Cette perspective serait donc plus compatible avec le Coran.
« Chaque Intelligence, à l’exception de la dernière de la série, engendre en premier lieu l’Intelligence qui lui est immédiatement inférieure à travers l’acte par lequel elle connaît le Premier Être, puis l’âme de sa sphère à travers l’acte par lequel elle se connaît comme nécessaire en vertu du Premier Être, et en troisième lieu le corps de cette sphère à travers l’acte par lequel elle se connaît comme possible en elle-même58. »
La création de la pluralité va procéder de cette Première Intelligence.
Selon Marie-Dominique Philippe, Avicenne était un croyant au Dieu-Créateur dans l’Islam. La foi d’Avicenne ne l’empêche pas d’utiliser la métaphysique d’Aristote. Mais au contraire, il s’en sert. Il ajoute qu’Avicenne ne fait pas la distinction entre la théologie et métaphysique. Chez Avicenne, il y a un passage de la métaphysique à la théologie comme une sorte d’enveloppement59.
Hiérarchie de dix sphères célestes d’après le système de Ptolémée, illustration de Cosmographia, Anvers, 1524, de Petrus Apianus.
Avicenne s’inspire plus particulièrement de l’angélologie d’al-Farabi. L’univers est constitué d’une hiérarchie de mondes sphériques, animés par des Âmes célestes (anges et archanges) procédant du principe divin, et motrices des cieux.
La triple contemplation de la Première Intelligence instaure les premiers degrés de l’être. Elle se répète, donnant naissance à la double hiérarchie :
Ces âmes animent les cieux, mais elles sont dépourvues de la perception du sensible ; elles se situent entre pur intelligible et sensible, et elles se caractérisent par leur imagination, qui leur permet de désirer l’intelligence dont elles procèdent. Le mouvement éternel qu’elles impriment aux cieux résulte de leur recherche toujours inassouvie de cette intelligence qu’elles désirent atteindre.
Elles sont à l’origine des visions des prophètes, par exemple. « Il y a donc, dit Avicenne, pour chaque sphère céleste une âme motrice qui intellige [saisit par son intelligence] le bien et qui, à cause de son corps, est douée d’imagination, c’est-à-dire des représentations des particuliers et une volonté des particuliers »60. Le point de départ, ici, était la cosmologie d’Aristote : Dieu est une substance immobile, un premier moteur unique, immobile, qui meut en tant qu’objet de désir et d’intellection du premier ciel, qui est la substance de la circonférence la plus extérieure de l’Univers, à savoir la sphère des étoiles fixes61.
Cette hiérarchie correspond aux Dix Sphères englobantes (Sphère des Sphères, Sphère des Fixes, sept Sphères planétaires, Sphère sublunaire).
La Dixième Intelligence62, issue de l’Intelligence du 9° ciel (la Lune), mais sans fonction astronomique, revêt une importance singulière: aussi appelée Intellect agent ou l’Ange, et associée à Gabriel dans le Coran, elle se situe si loin du Principe que son émanation éclate en une multitude de fragments. En effet, de la contemplation de l’Ange par lui-même, en tant qu’émanation de la neuvième Intelligence, n’émane pas une âme céleste, mais les âmes humaines. Alors que les Anges de la Magnificence sont dépourvus de sens, les âmes humaines ont une imagination sensuelle, sensible, qui leur confère le pouvoir de mouvoir les corps matériels57.
Pour Avicenne, l’intellect humain n’est pas forgé pour l’abstraction des formes et des idées. L’homme est pourtant intelligent en puissance, mais seule l’illumination par l’Ange leur confère le pouvoir de passer de la connaissance en puissance à la connaissance en acte. Toutefois, la force avec laquelle l’Ange illumine l’intellect humain varie :
Selon cette conception, l’humanité partage un et un seul intellect agent, c’est-à-dire une conscience collective. Le stade ultime de la vie humaine, donc, est l’union avec l’émanation angélique. Ainsi, cette âme immortelle confère, à tous ceux qui ont fait de la perception de l’influx angélique une habitude, la capacité de surexistence, c’est-à-dire l’immortalité.
Pour les néo-platoniciens, dont Avicenne fait partie, l’immortalité de l’âme est une conséquence de sa nature, et pas une finalité63.
Pour sa part, à la différence d’Avicenne, Averroès va dégager l’aristotélisme des ajouts platoniciens qui s’étaient greffés sur lui : point d’émanatisme chez lui.
Cette deuxième partie de la philosophie avicennienne est peu connue. L’ouvrage disparut au cours du pillage d’Ispahan, en 1034, en même temps que le Livre de l’arbitrage équitable (Kitab al-Insaf), et Avicenne n’eut pas le temps ou la force de le réécrire. De cet ouvrage monumental (28 000 questions) de sagesse orientale (al-hikmat al-mashriqiyya) ne subsistent que quelques fragments64. Henry Corbin pense que ces œuvres sont le point de départ du projet de sagesse illuminative (hikmat al-ishrâq) que Sohrawardi mène plus tard à terme.
Mystiques musulmans dans un jardin. Panneau mural de provenance inconnue. Art iranien du xviie et xviiie (Musée du Louvre-Lens).
Les orientalistes occidentaux ont longtemps débattu de la signification même du terme mashriqiya :
La tradition, en théosophie et mystique islamiques, considère mashriq (l’Orient) comme monde de la lumière, celui des Intelligences et donc des Anges, par opposition à maghrib (l’Occident) qui représente le monde sublunaire, monde de ténèbres où déclinent les âmes. Cette conception est déjà explicite chez Avicenne (voir le récit symbolique Hayy ibn Yaqzan), et le sera d’autant plus chez ses commentateurs et critiques, comme Sohrawardi63.
Avicenne est l’auteur de quatre textes sur la philosophie orientale : le Récit de Hayy ibn Yaqzan, le Récit de l’oiseau, le Récit de Salâmân et Absâl.
Selon Corbin65 :
« Ce ne sont point là des allégories, mais des symboles […] Ce qu’Avicenne essaye d’y configurer — son drame intime personnel, l’apprentissage de toute une vie — ne pouvait être dit autrement. Car le symbole est chiffre et silence ; il dit et ne dit pas. »
En Islam même, Avicenne est généralement classé parmi les philosophes de l’Islam, plutôt que parmi les spirituels ou les mystiques. Ce qui n’exclut pas qu’il ait eu aussi sa propre expérience mystique65.
Selon Sournia, « Avicenne est un authentique musulman, seuls des extrémistes adverses peuvent le contester ». De son vivant, il n’a pas été critiqué pour sa foi ni sur sa pratique, même si on lui a reproché ses soirées courtisanes (vin, musique et femmes)36. Plusieurs théologiens musulmans, nés après sa mort, comme Al-Ghazâlî, Ibn Taymiyya, Ibn Al-Qayim et Al-Dhahabi l’ont traité d’irreligieux66.
Il ne discute pas l’Islam, il combine la foi et le raisonnement philosophique : « Il reprend tous les thèmes d’Aristote sur la place de l’homme dans l’univers, et arrive à associer une foi peut-être élémentaire et populaire à la philosophie grecque ». Cette approche sera reprise par l’Europe chrétienne, constituant l’avicennisme latin36.
Du fait de la religion de son père et de son frère, on l’a rapproché du chiisme ismaélien ; ainsi son autobiographie rapporte-t-elle leurs efforts pour entraîner son adhésion à la dawat ismaélienne, mais rien ne prouve qu’elle l’ait influencé. Par sa mystique, il a été réclamé par le soufisme, mais il n’a jamais appartenu aux mystiques soufis même s’il en parle avec sympathie. Au xxe siècle, il a été tour à tour adopté ou récusé par les Frères musulmans36.
Selon Corbin, Avicenne a dû plutôt se rallier au chiisme duodécimain67, au motif que les princes chiites de Hamadan et d’Ispahan lui ont accordé protection et confiance. C’est une opinion courante en Iran où existe toujours un avicennisme iranien (philosophie traditionnelle en Iran)68.
Corbin conclut « Quant au secret de l’homme Avicenne, c’est, comme toujours en Islam, un secret entre lui et son Dieu »65.
En ce domaine, l’approche d’Avicenne est originale. Elle est représentée par deux textes al-Burhan (la démonstration) qui fait partie du al-Shifa, et l’Épitre sur les divisions des sciences intellectuelles69.
Il reprend des sujets déjà étudiés par Aristote, mais en les traitant à sa façon. Ainsi il s’interroge sur les rapports entre les sciences, ce en quoi elles diffèrent et ce qu’elles ont en commun.
Les sciences peuvent différer selon leur sujet différent. Cette différence peut être absolue (arithmétique et géométrie), il s’agit alors de science des attributs généraux constituant l’être, ou encore des sciences de principes dont les trois plus générales sont la philosophie première, la dialectique, la sophistique.
La tour de sagesse, une classification médiévale des sciences, manuscrit de Richard de Fournival (1201-1260).
Les différences entre sciences peuvent être relatives. Elles peuvent interférer par subordination (l’étude des solides en tant que genre, par rapport à l’étude des cônes en tant qu’espèce, ou la musique par rapport à la mélodie) ; ou encore par du commun et du différent (médecine et morale, physique et musique). Il subdivise encore ces catégories de quatre manières différentes, distinguant par exemple entre les subordinations : soit science partie d’une autre, soit science rangée sous une autre69.
Par exemple, la médecine ne fait pas partie de la physique, mais elle est rangée sous elle. La science de la perspective (étude des lignes de la vision) ne fait pas partie de la géométrie, mais elle se range sous la géométrie. La mélodie fait partie de la musique, mais musique et mélodie se rangent sous l’arithmétique, bien qu’ayant du commun avec la physique.
Toutes les sciences peuvent se rejoindre par leur sujet, par leurs principes, ou par leur questionnement. L’astronomie et la physique ont un sujet commun : le ciel et le monde. L’arithmétique et la géométrie ont en commun le principe selon lequel si A=C et B=C → A=B. La médecine et la morale posent à leur façon la même question au corps et à l’âme.
Sans donner une classification des sciences à proprement parler, Avicenne fonde philosophiquement les principes de classification des sciences. Il distingue entre les relations de partie à tout (niveaux d’universalité) et les relations de supérieure à inférieure (caractère essentiel ou accidentel du sujet de chaque discipline par rapport à une catégorie plus générale)69.
Avicenne présente ici un tableau systématique des sciences. Il présente quatre sciences générales théoriques, pouvant se diviser en « sciences de principe » et en « sciences de partie spéciale »70 :
Il existe des différences et des contradictions entre les deux textes, mais Avicenne réussit à construire une épistémologie regroupant dans un même ensemble la Métaphysique d’Aristote et le quadrivium d’origine platonicienne. Il exprime à sa manière une spécificité des savoirs d’expression arabe, qui est « l’atténuation de l’opposition traditionnelle entre science et art ».
Selon Mazliak, qui la reprend, cette expression est celle du biologiste historien H.C.D de Wit qui qualifie ainsi, en 1994, la doctrine d’Avicenne71. Ce dernier reprend le concept d’Aristote de l’âme, vue comme la « forme de la substance corporelle » qui anime les êtres vivants : les plantes ne possèdent qu’une âme végétative (génération et croissance), les animaux ont en sus une âme animale (sensibilité et mouvement), et l’homme une âme rationnelle (compréhension de l’intelligible).
Avicenne se démarque d’Aristote en disant que l’âme est une perfection, une essence séparable du corps. Le corps est un instrument au service de la perfection de l’âme, provenant du Divin et y retournant après la mort. De plus il fait de l’âme un objet de connaissance en elle-même, indépendamment de sa relation au corps71.
Il énonce donc l’idée d’une « chaîne continue des êtres » par amélioration successive de leur constitution. Cette idée sera reprise et retournée par les philosophes des Lumières pour s’opposer à la « nature divine » de l’homme proposée par le christianisme de leur époque72.
Les cinq sens internes du cerveau, enluminure anglaise sur parchemin, auteur inconnu, vers 1300.
Avicenne s’appuie sur Plotin et le néo-platonisme pour expliquer que l’âme est en contact avec le monde réel par la sensation et la perception72. La sensation se fait par les cinq organes des sens qui communiquent avec le cerveau. Il s’agit d’un ensemble primaire de sensations. En ce qui concerne la vision, il indique que « c’est l’image qui vient vers l’œil et non pas l’œil qui va vers l’image » (il existait un débat médiéval sur le fait de savoir si la vision était une réception ou une émission par l’œil)73.
La perception est une intériorisation dans l’âme, par puissance appréhensive de l’âme sensible, dotée de cinq sens internes : le sens commun, la puissance formative d’images, la puissance imaginative, la puissance estimative, la puissance conservative et remémorative. Avicenne ici développe et perfectionne des notions reprises d’Aristote et de Galien (Galien distinguait trois puissances : pensée, imagination, mémoire)72.
Avicenne localise ces cinq sens ou facultés internes dans les trois cavités (les trois premiers ventricules) du cerveau. Il établit ainsi un fonctionnement en réseau fait de réception, de « transmission », et de « traitement » des impressions. Ce réseau complexe existe aussi chez l’animal, selon Avicenne le mouton fuit devant le loup, parce qu’il apprécie l’intention cachée dans l’image du loup se formant dans son cerveau74.
Cette finesse d’analyse du fonctionnement cérébral, qu’Avicenne détaille et commente longuement, est d’origine purement spéculative. Avicenne ne s’appuie jamais sur l’expérience au sens moderne75. Aussi cet aspect doctrinal, dominant au Moyen-Âge, a été délaissé par l’Occident moderne notamment à cause de ses erreurs anatomiques (placer le fonctionnement cérébral dans les cavités des ventricules).
À la fin du xxe siècle, les idées d’Avicenne retrouvent un intérêt historique car il s’agit d’un domaine traité par les sciences cognitives. Ainsi Mazliak fait d’Avicenne un précurseur qui commence à concrétiser le déroulement des opérations mentales comme courants d’échanges dans un système d’aires cérébrales71,74.
Les réflexions d’Avicenne sur l’alchimie eurent une influence considérable, tant sur les alchimistes que sur leurs opposants76. L’accord des spécialistes d’Avicenne est unanime : dans plusieurs de ses textes, il condamne la possibilité de transmutation des métaux. En particulier dans son De congelatione et conglutinatione lapidum (De la congélation et de la conglutination de la pierre, en arabe Kitâb al-ma’âdin wa-l-âtâr al-‘uluwiyya). Il s’agit d’une traduction-résumé d’une partie du Kitâb al-Shifâ d’Avicenne, traitant « de la formation des pierres, de l’origine des montagnes, de la classification des minéraux (pierres, liquéfiables, soufres, sels) et de l’origine des métaux ».
Illustration du Livre de l’eau argentée et de la terre étoilée, traité d’alchimie de Ibn Umail xie siècle, traduit en latin sous le titre Tabula Chemica.
Vers 1200, Alfred de Sareshel l’a ajouté au livre IV des Météorologiques d’Aristote, de sorte qu’il a pu passer pour aristotélicien. Selon Avicenne : « Quant à ce que prétendent les alchimistes, il faut savoir qu’il n’est pas en leur pouvoir de transformer véritablement les espèces les unes en les autres (sciant artifices alchemiae species metallorum transmutari non posse) ; mais il est en leur pouvoir de faire de belles imitations, jusqu’à teindre le rouge en un blanc qui le rende tout à fait semblable à l’argent ou en un jaune qui le rende tout à fait semblable à l’or77. »
Autrement dit, les alchimistes ne peuvent convertir les complexions, changer les espèces : ils n’agissent que sur les qualités accidentelles et ne réalisent que des imitations. Pour Avicenne, les métaux « résultent de l’union du mercure avec une terre sulfureuse » : c’est la théorie du mercure/soufre. Chaque métal est spécifique par ses proportions de mercure/soufre dans leur différents degrés de pureté.
D’autre part, un Pseudo-Avicenne (xiie siècle) a écrit le De anima in arte alchemiae. Il s’agit d’un faux rédigé en Espagne comme l’ont démontré Marcellin Berthelot (en 1893) et Julius Ruska (en 1933)78.
Il existe enfin un litige sur un traité intitulé Risalat al-iksir, où Avicenne traite des principes opératoires de l’alchimie. Il a été rejeté par Ruska qui se fondait sur le texte latin, mais d’autres se basant sur le texte arabe admettent son authenticité. Avicenne l’aurait écrit dans sa jeunesse alors qu’il expérimentait par lui-même les allégations alchimistes, le traité ne parle pas de transmutation des métaux, mais de leurs teintures78.
Avicenne écrivit aussi une réfutation des prétentions de l’astrologie, qui ne lui semblaient pas scientifiques, à l’instar de l’alchimie.
Les œuvres d’Avicenne ont été publiées en arabe, à Rome, en 1593, in-folio. On a traduit en latin et publié ses Canons ou Préceptes de médecine, Venise, 1483, 1564 et 1683 ses Œuvres philosophiques, Venise, 1495, sa Métaphysique ou philosophie première, Venise, 1495. Pierre Vattier avait traduit tous ses ouvrages en français ; il n’en a paru que la Logique, Paris, 1658, in-8.
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