Car l'un ne va pas sans l'autre !
Jean Duns Scot (vers 1266 à Duns – 1308 à Cologne), dit aussi John Duns Scotus en anglais, Johannes Duns Scotus en allemand, surnommé le « Docteur subtil » (Doctor subtilis), est un théologien et philosopheécossais, fondateur de l’école scolastique dite scotiste. Il fut la fierté de l’ordre franciscain, et influença profondément Guillaume d’Ockham, de la même manière que Thomas d’Aquin le dominicain fut admiré de son ordre. L’école scotiste et l’école thomiste seront constamment en conflit, suivant les rivalités des deux ordres mendiants.
Jean Duns Scot, par Joos van Wassenhove, Rome, Palais Barberini
La philosophie scotiste est complexe. Duns Scot oppose à la doctrine thomiste de l’analogie de l’être sa propre doctrine de l’univocité de l’être : le concept d’étant se dit de la même manière pour tout ce qui est, y compris Dieu1. La différence entre Dieu et les créatures n’est pas une différence d’être comme chez Thomas d’Aquin ou Maître Eckhart, elle tient à ce que Dieu est infini et la créature finie, sur un même plan ontologique. D’autre part, Duns Scot élabore une métaphysique de la singularité basée sur le concept d’individuation.
L’éthique de Jean Duns Scot met l’accent sur la volonté personnelle et la charité, dans la lignée d’Augustin et Bonaventure. En théologie, le docteur franciscain est surtout connu pour son angélologie, ainsi que pour sa théorie de l’Immaculée conception de Marie, critiquée par les Dominicains. On lui donne à ce propos un autre surnom, le « Docteur marial »2, qui avait également été attribué à Bernard de Clairvaux.
Philosophe et théologien franciscain (1266-1308). Né en 1266 (ou fin 1265) à Duns, en Écosse, d’où le surnom de Scotus.
Il entre chez les franciscains en 1280 et il est ordonné prêtre le 17 mars 1291. Commencée dans les collèges de son ordre, sa formation est complétée à l’université d’Oxford, où il reçoit, vers 1291-1293, l’enseignement de Guillaume de Ware. Il ne semble pas qu’il ait étudié à Paris, mais il connaît la logique parisienne grâce aux manuscrits en circulation et à l’enseignement de Simon de Faversham. C’est en effet entre 1290 et 1300 qu’il a dû composer ses œuvres de logique.
Bachelier sententiaire, il commence sa carrière à Oxford vers 1300-1301, avec le commentaire des Sentences de Pierre Lombard ; un abrégé de ce cours nous est parvenu sous le titre de Lectura. Mais c’est en 1300 ou 1302 qu’il aurait entamé, sur la recommandation du provincial franciscain d’Angleterre, son enseignement à l’université de Paris. Il se consacre à un nouveau commentaire des Sentences, lequel a été conservé sous forme de notes prises par les auditeurs : ce sont les Reportata parisiensia3.
En 1302, Duns Scot assiste à la question disputée sur la louange de Dieu. C’est son maître, Gonzalve d’Espagne, qui est en position de disputant, et l’objectant n’est autre que Maître Eckhart. Cette controverse oppose le volontarisme du futur ministre général des franciscains, à l’intellectualisme du célèbre dominicain rhénan4. Eckhart rapporte la dispute dans un sermon : « J’ai dit dans l’école que l’intellect était plus noble que la volonté, bien qu’elles appartinssent l’une et l’autre à cette lumière. Un maître a dit alors dans une autre école que c’était la volonté qui était plus noble que l’intellect […] »5.
En juin 1303, Duns Scot doit quitter la France parce qu’il a refusé de signer une pétition appelant, à l’initiative du roi de France Philippe le Bel, à la réunion d’un concile contre le pape Boniface VIII. Aussi retourne-t-il probablement à Oxford, où il reprend son enseignement. À l’initiative de Gonzalve d’Espagne, devenu entretemps Ministre général de l’Ordre, il regagne Paris vers la fin de l’année 1304, le nouveau pape, Benoît XI, ayant levé les interdictions qui pesaient sur l’université.
En 1305, il est fait docteur, et en 1306-1307, maître régent, c’est-à-dire directeur des études du studium franciscain, maison de formation rattachée à l’université. Fin 1307, il est envoyé à Cologne et y reçoit la charge de lector principalis pour l’implantation franciscaine dans cette ville. C’est là qu’il meurt, le 8 novembre 13086, laissant inachevée l’Ordinatio, troisième commentaire des Sentences.
Sa tombe est toujours visible dans l’ancienne église des frères mineurs. Vénéré par l’ordre franciscain pour sa défense de l’Immaculée Conception, puis dans le diocèse de Nole (Italie), Duns Scot a été béatifié en 1993. Il a laissé un grand nombre d’œuvres, dont la chronologie est cependant difficile à établir précisément7.
La philosophie de Duns Scot doit être resituée dans un environnement intellectuel très complexe : celui de la scolastique après 1277. Dans les trois premiers quarts du xiiie siècle, les maîtres universitaires avaient découvert avec enthousiasme le corpus aristotélicien (traduit en latin), et proposé des sortes de synthèses entre la philosophie et la foi chrétienne, au niveau de la méthode et/ou de la doctrine : c’est l’époque des Sommes, dont la plus connue est celle de Thomas d’Aquin. Cependant, si, au départ, on pouvait espérer que la pensée profane viendrait étayer et confirmer rationnellement la pensée religieuse, vint un moment où l’on se mit à craindre que le corpus aristotélicien ne prît le pas sur la révélation chrétienne. Aristote et certains commentateurs arabes n’affirmaient-ils pas que la nature avait doté l’homme de la capacité d’atteindre au bonheur, à savoir la contemplation du divin (le « premier moteur ») par l’intellect ? Et que penser des positions philosophiques clairement incompatibles avec la doctrine chrétienne ? Poignantes interrogations, dont les condamnations de 1277 se firent l’écho : cette année-là, l’évêque de Paris, Étienne Tempier, condamnait 219 thèses de maîtres artiens (= de la faculté de philosophie) et pourchassait le spectre de ce que l’on a appelé l’averroïsme latin. Un coup d’arrêt était ainsi donné à l’aristotélisme, dont allait profiter le courant rival : ce néoplatonisme dont on redécouvrait alors les œuvres, mais dont la pensée était déjà connue entre les lignes de saint Augustin ou d’Avicenne8.
La scolastique a ainsi été tenue de se réorganiser entre aristotélisme critique et augustinisme avicennisant. Telle fut la tâche de la génération intermédiaire entre Thomas d’Aquin et Duns Scot, dont les figures dominantes restent à Paris Henri de Gand et Godefroid de Fontaines, et dans l’ordre franciscain Pierre de Jean Olivi. Telle fut également la tâche de Duns Scot, et il entendit la mener dans la fidélité à la tradition franciscaine. C’est pourquoi il s’oppose à l’intellectualisme, c’est-à-dire une vision métaphysique qui, parce qu’elle exalte l’intellect humain, se voit souvent marquée par une pensée de la nécessité, de l’émanation, de la généralisation, voire du destin. Le contrepied de cela, c’est une métaphysique qui met au premier plan la volonté (d’où l’étiquette de volontarisme), entendue comme l’autonomie rationnelle de l’individu, dont la liberté est à l’œuvre dans un monde contingent. Cette formule, Duns Scot la déploie tout au long de sa philosophie, dont certains aspects vont être ci-dessous exposés, à travers l’épistémologie, la théorie de la connaissance et la métaphysique.
Duns Scot, comme une grande partie des philosophes scolastiques, sépare nettement philosophie et théologie, mais recourt souvent à l’une pour éclairer l’autre. On peut dire que la pensée de Duns Scot est préoccupée de tirer toutes les conséquences rationnelles du dogme de la liberté de la création divine. Mais, rejetant les raisonnements censés expliquer les plans divins par des arguments tirés de l’idée de nécessité, il affirme le caractère contingent des lois instituées par Dieu : « Non quaerenda ratio quorum non est ratio. » (on ne doit pas chercher la raison de ce dont il n’y a pas de raison). Sa méthode a ainsi pu paraître purement critique à l’égard de la raison et être une forme de scepticisme.
Comme la majorité des scolastiques, Duns Scot pense que Dieu peut être cherché par la raison, même s’il y a une révélation, car croire ce n’est pas comprendre. Brièvement dit, il y a donc une science de Dieu, dont la connaissance comporte plusieurs degrés :
La théologie humaine a besoin des connaissances profanes, mais elle leur reste pourtant supérieure par la nature de son objet. Ainsi les sciences sont-elles subordonnées à la foi. La philosophie relève de la théologie et doit s’accorder avec les Saintes Écritures, bien qu’elle en soit indépendante.
Duns Scot définit la science comme l’intuition complète de l’objet de cette science, i.e. la connaissance de son essence et des conséquences qui découlent de ce principe. Mais c’est une connaissance qui n’est pas pour nous possible, et il distingue alors la science en soi et la science pour nous. Il y aura donc deux méthodes scientifiques bien distinctes :
Cette connaissance a priori n’est pas possible, car :
Nous ne pouvons donc partir de la notion de Dieu pour en déduire tout le reste. Rien ne nous est naturellement connu avant l’expérience qui nous vient des sens (il n’y a pas d’idée innée, ni d’intuition de l’absolu), et toute connaissance sera ainsi a posteriori.
Il divise les sciences en deux suivant leur objet : d’une part les sciences qui portent sur des êtres (mathématiques, métaphysique, physique qui sont les sciences théorétiques d’Aristote) ; d’autre part les sciences qui ont pour objet les formes de la pensée et les lois du langage (logique, rhétorique, grammaire). Dans la logique, il distingue la logique formelle (qui est une science, i.e. une théorie des démonstrations nécessaires) et la logique pratique (qui est un art de la discussion sur ce qui est probable).
La méthode scolastique s’inspire d’Aristote. Or, celui-ci distinguait la sensation, qui n’existe pas sans les organes corporels (elle est donc commune à tous les animaux) et l’intellect qui en est indépendant (du moins dans l’interprétation scolastique du philosophe) et n’appartient qu’à l’homme. Cette distinction est reprise dans la scolastique. L’étude de ces facultés pose les problèmes suivant pour la connaissance :
Duns Scot admet l’existence de cinq sens externes (sièges et sujets de la sensation) et d’un sens commun interne. Il rejette le sens appréciatif de certaines théories selon lesquelles ce sens est une faculté inférieure à l’entendement, et qui ferait sentir sans juger ce qui est utile et ce qui est nuisible. Il semble en outre parfois confondre en un seul sens le sens commun, la mémoire (car le temps n’est pas perçu par les sens) et l’imagination (car l’imagination complète parfois les sensations).
Les cinq sens se distinguent par leur organe ; chaque sens fait connaître des contraires du même ordre. Quant au sens commun, cause et racine des sens particuliers, et qui a sa base dans le cœur et sa terminaison dans le cerveau, il a pour objet les sensibles propres et les sensibles communs, telles que la grandeur et la figure. Il nous fait ainsi connaître les différences des sensibles d’ordres différents. Duns Scot emploie l’image du centre du cercle : le centre reçoit les informations de chaque sens qui sont à la périphérie.
Pour Duns Scot, la sensation n’est pas entièrement passive ; elle a une certaine activité (De anima, 7). En effet, s’il faut qu’un organe soit d’abord modifié pour qu’il y ait sensation, il peut y avoir des modifications sans sensations quand l’activité de l’âme est suspendue ou tournée d’un autre côté. Il faut donc que l’âme agisse avec la cause de la modification d’un organe pour que se produise une sensation.
Dans la scolastique, ces modifications des organes sont des impressions d’espèces sensibles, dont Duns Scott distingue trois sortes (De Rerum Principio, 14) :
Cette théorie doit tout d’abord être distinguée de la théorie des émanations de Démocrite et d’Épicure ; en effet, l’émanation est produite par les mouvements des atomes, et sur ce point Aristote ne se prononce pas. En revanche, la scolastique admet que la sensation soit produite par un changement dans le milieu entre l’objet et l’organe ; la connaissance n’est ainsi pas directe. Duns Scot semble cependant admettre la possibilité d’une connaissance sans milieu intermédiaire dans le cas du toucher (et cela, au contraire d’Aristote).
Il reste que la sensation nous fait connaître directement les qualités des choses telles qu’elles sont, mais cette connaissance a besoin de l’entendement.
L’intellect nous fait donc concevoir les espèces et les genres, les principes et les liens entre nos idées. L’objet adéquat de l’intellect est l’être en général, i.e. que toutes nos pensées se ramènent aux catégories de l’être, car tout ce que nous pensons (genre, espèce, individu, rapport, qualité) sont des êtres ou des modifications de l’être. Mais il ne nous fait rien connaître sans le secours des sens, de même que sans la possession de l’intellect et la réflexion sur ses opérations, nous n’avons pas la science mais seulement des sensations par lesquelles nous ne pouvons pas nous élever à la question de la vérité et de la réalité d’une chose sentie. Réduit à la sensation, à un état animal, nous sentons mais ne jugeons pas :
Ainsi l’intellect reconnaît-il la vérité ; mais, en outre, c’est par lui que nous acquérons la certitude sur des choses particulières. L’intellect exerce alors un contrôle sur les sens pour éviter l’erreur :
L’intellect découvre donc dans les sens ce qui est certain ; et, en conséquence, selon Duns Scot, il peut connaître directement les particuliers. « De grands hommes se sont trompés » sur ce point (i.e. Thomas d’Aquin), en affirmant que l’intellect a pour objet de connaissance immédiat l’universel dégagé de l’espèce sensible, et en suivant Aristote selon qui le particulier n’est connu que par les sens. Selon Thomas, pour déterminer ce qui individualise un être, il faut le caractériser des termes qui sont des genres (tel individu est un homme, il est théologien, il est ceci et cela, etc.), jusqu’à ce que nous soyons obligés de distinguer deux individus par leurs espèces sensibles. Or, pour Duns Scot, cette distinction par les espèces sensibles est justement un jugement de l’intellect ; c’est l’intellect qui juge de la vérité des données des sens, donc les espèces sensibles ne nous font pas connaître les individus.
L’intellect conçoit les choses générales ; mais comment arrivons-nous à ces connaissances ? La connaissance des universaux implique une généralisation et la connaissance des lois : ainsi connaissons-nous à part l’idée d’animal et les qualités qu’on lui rattache. Duns Scott rejette l’idée que nous puissions connaître les universaux par un principe supérieur ou une sorte de révélation surnaturelle ; mais il rejette également l’idée que l’universalité puisse venir des sens (car ils ne saisissent que la présence d’un objet).
Il faut alors distinguer deux rôles de l’intellect, un rôle par lequel il produit l’universel, et un rôle par lequel il le connaît. Autrement dit, il faut distinguer un intellect actif et un intellect possible. L’intellect possible est la pensée en acte ou en puissance, et l’intellect actif est ce qui cause la pensée. L’intellect est alors un habitus principiorum, un état des principes, ce que va expliciter la théorie des espèces intelligibles.
De cette division de l’intellect en agent et possible découle en effet l’idée de l’existence des espèces intelligibles. L’espèce intelligible est définie comme le produit de l’intellect agent en transformant les données des sens ou de la mémoire. Alors que l’espèce sensible est dans l’âme et dans l’organe, l’espèce intelligible est dans l’âme, et elle est « une forme nouvelle que revêt l’intelligence. » L’universel est donc créé et pensé ; ce qui vient alors à l’intelligence, après avoir reçu des images, c’est une forme qu’elle se donne à elle-même et qui précède logiquement la pensée, et qui y subsiste quand la pensée n’est plus en acte. Mais ce qui subsiste n’est pas une idée (car on saurait qu’on l’a), c’est une réalité supérieure à la pensée et à la représentation, dans la mesure où, au contraire de la pensée, elle est permanente.
Duns Scot a théorisé la notion d’univocité de l’être. Il s’en sert contre Henri de Gand. Il la définit ainsi :
« […] je dis que Dieu n’est pas seulement conçu dans un concept analogue au concept de la créature, c’est-à-dire [un concept] qui soit entièrement autre que celui qui est dit de la créature, mais dans un certain concept univoque à lui et à la créature9. »
L’être a selon Duns Scot la même signification, qu’il s’applique à la substance ou à l’accident, à Dieu ou aux créatures. C’est une différence de degré qui distingue Dieu des créatures, il est infini alors qu’elles sont finies. Ainsi, explique l’historien de la philosophie Émile Bréhier, « [Duns Scot] paraît parfois douter que l’intelligence humaine puisse aller des êtres sensibles jusqu’à Dieu, en vertu de la seule notion d’être »10.
Duns Scot invente le concept d’individuation ou « eccéité » : il critique les philosophies qui donnent trop d’importance au mode d’être général et qui ne peuvent expliquer l’existence d’individus singuliers. Sa cible principale, d’après Paolo Virno, est l’hylémorphisme11 : c’est-à-dire la théorie qui définit tout être comme un composé de matière et de forme, la matière assurant l’individuation de par son indétermination originelle, et la forme assurant la détermination de la matière. Cette théorie est une radicalisation de l’ontologie aristotélicienne, et on la trouve par exemple chez Thomas d’Aquin12. Scot s’y oppose, et refuse d’admettre que la matière, indéterminée, puisse individuer des êtres. Ce ne saurait non plus être le rôle de la forme, qui est toujours générale. La cause de l’individualité serait donc l’eccéité, ou individuation : ce qui fait que Socrate est l’individu Socrate, c’est sa « Socratéité » elle-même. Il n’y a pas d’autre cause de l’individuation à chercher que l’individuation elle-même : aucune autre cause ne saurait expliquer l’existence d’individus singuliers. Pour démontrer sa thèse, Scot utilise le paradigme angélologique : comment peut-il y avoir des anges singuliers et différenciés, si l’ange n’est que pure forme, c’est-à-dire dépourvu de matière individuante, et déterminé de manière générale uniquement ? Il y a là une contradiction : la composition de matière et de forme est insuffisante pour expliquer l’individualité des anges. Il faut donc postuler un principe antérieur à la composition de forme et de matière, et ce principe est l’individuation ontologique.
Paolo Virno retrace une continuité philosophique entre Duns Scot et Gilbert Simondon : leur position commune serait, selon le philosophe italien, un refus de l’universel et de l’individu à la fois, au nom de l’individuation comme processus11. En effet, l’universel désigne l’effacement total de la singularité, l’indifférenciation absolue ; et l’individu désigne une entité figée, statique, au contraire de l’individuation ou devenir-individu, qui désigne la véritable singularité. Cette interprétation est proche de celle de Gilles Deleuze13, et apparente Duns Scot à la gauche philosophique : la notion d’individuation, ou encore « transindividuation », « individuation collective », selon la terminologie de Simondon, s’oppose ici à la notion libérale d’individu comme source limitée et déterminée de la propriété privée et du droit.
Le concept d’eccéité sera repris et critiqué par Leibniz, qui était de tendance anti-scotiste14. En effet, d’après Yvon Belaval, Leibniz donne une interprétation épistémologique du principe d’individuation, tandis que la version de Scot était ontologique.
Selon Duns Scot, la théologie humaine a besoin des autres sciences, mais elle leur reste pourtant supérieure par la nature de son objet. Ainsi les sciences sont-elles subordonnées à la foi. La philosophie relève de la théologie et doit s’accorder avec les Saintes Écritures, bien qu’elle en soit indépendante. Que peut alors la raison naturelle pour connaître Dieu ? Puisque Dieu seul se connaît sub ratione deitatis, nous avons besoin de démonstrations.
Nous pouvons connaître qu’il y a un Dieu, c’est-à-dire un être infini et nécessaire, mais cette connaissance n’est pas la connaissance de l’essence. Nous savons que Dieu est, nous ne savons ce qu’il est. La connaissance de l’essence de Dieu nous ferait connaître a priori son existence ; en l’absence de cette connaissance, nous devons raisonner a posteriori, c’est-à-dire que nous ne formons l’idée de Dieu que d’après le témoignage des sens, et c’est en remontant de l’effet à la cause que nous pouvons fournir la preuve de son existence.
Ce raisonnement commence par la question de savoir s’il y a quelque être infini : utrum in entibus sit aliquid actu existens infinitum. Nous avons en effet l’idée d’un être infini, mais c’est une notion formée à l’aide d’autres notions. Dieu devra alors être conçu comme cause efficiente : puisque le néant ne peut rien produire, et qu’une chose ne peut se produire elle-même, tout ce qui est produit est produit par autre chose ; et cet autre chose, parce que l’on ne peut remonter à l’infini, doit être par elle-même et n’être pas produite. Ainsi chaque être est-il dans une série et causé par autre chose que soi, mais en dehors de cette série, il y a une cause efficiente d’une autre nature. La série contingente des êtres suppose un être nécessaire.
Cette cause première est également la fin suprême, en effet :
D’autre part, Duns Scot propose également une preuve par l’idée de nature éminente. Il en déduit que Dieu est nécessaire et un, qu’il possède intelligence et volonté et qu’il est infini. En effet, un être qui est par soi ne peut être produit ni détruit ; c’est un être nécessaire. Cet être ne peut qu’être unique, car par quoi pourraient se différencier deux êtres nécessaires si ce n’est par quelque accident qui contredirait leur nature ? Il ne peut donc y avoir deux natures éminentes.
Le philosophe Jean Pic de la Mirandole, admirateur de Duns Scot à la Renaissance.
Duns Scot est admiré et sa pensée est institutionnalisée au Moyen Âge. Le spécialiste Jacob Schmutz parle de « théologie normale » au sens de T. S. Kuhn15. La pensée de Duns Scot se retrouve au sein de l’école scotiste qui rassemble de nombreux disciples. Elle s’oppose aux principaux courants de son temps, notamment les écoles thomiste et nominaliste. Le nominalisme ou terminisme connaîtra d’ailleurs un progrès notable sous l’égide d’un disciple hétérodoxe de Duns Scot, le philosophe et logicien franciscain Guillaume d’Ockham, qui privilégie le dialogue avec son maître pour développer sa propre pensée dans ses œuvres. Le scotisme garde son statut de philosophie majeure jusque chez Pic de la Mirandole, qui consacre une section à Duns Scot dans ses 900 conclusions en 1486, à côté de Thomas d’Aquin. Pic essaie de réconcilier les deux écoles rivales.
La pensée scotiste est tournée en ridicule à la Renaissance par des écrivains importants de l’époque, par exemple Érasmedans l’Éloge de la Folie en 151116 etRabelais. Ce dernier moque le scotisme dans son Gargantua en 1534, où « Maître Jean d’Écosse » sert de caution à l’opinion que « la béatitude des héros et semi-dieux est en ce qu’ils se torchent le cul d’un oison »17. Ainsi, le surnom de « docteur subtil » attribué à Duns Scot est à double sens. Il signifiait à l’origine une pensée rigoureuse et fine, à la Renaissance il désigne l’excès de subtilités vaines et obscures.
Délaissée par les Modernes, à l’exception de Leibniz, qui se met à l’école du scotisme dans sa jeunesse intellectuelle14, la philosophie scotiste ressurgit chez des philosophes contemporains très différents.
Peirce s’en réclame pour fonder une métaphysique « scientifique », à partir de la compréhension de l’être comme genre logique ou concept général. Il fait de Scot un précurseur du pragmatisme18.
Heidegger lui consacre sa thèse de doctorat, considérant Scot comme un des penseurs qui finalisent au Moyen Âge l’ontothéologie, c’est-à-dire la réduction de l’Être à Dieu comme étant suprême et général19.
Deleuze lit Scot comme un penseur anti-théologique : la doctrine de l’univocité de l’être, c’est-à-dire que l’étant est commun à Dieu et aux créatures, serait une arme contre la conception analogique et transcendante de Dieu. En effet, Dieu est selon Thomas, Être de manière suréminente, sans commune mesure avec l’ensemble du créé. Duns Scot annoncerait ainsi la philosophie immanentiste de Spinoza20. Il remplacerait le couple de la théologie (sacra doctrina) et de la philosophie conçue comme ancilla theologiae, servante de la théologie, fondée sur l’analogia entis par une ontologie unique, dépliant l’être et la pensée sur un même plan d’immanence.
Il a été béatifié le 20 mars 1993 par le pape Jean-Paul II, à Rome. Plus précisément, il s’agit de l’annonce solennelle d’une « confirmation de culte » : le Pontife romain autorise solennellement à lui rendre un culte avec le titre de bienheureux qui lui était donné depuis des siècles sur des bases plus ou moins bien fondées21.
La très probablement légendaire inhumation prématurée de Duns Scot a été réfutée par des franciscains du dix-septième siècle, notamment :
La première attestation connue de ce thème (vers 1400) a été publiée dans :
(par ordre alphabétique)
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