Empire du Japon (1868-1945)
La période d’avant-guerre est marquée par la rivalité entre les styles européens et les styles traditionnels autochtones.
Ère Meiji (1868-1912)
Le mont Fuji vu depuis Tago, TAKAHASHI Yuichi, v. 1873
Pendant l’ère Meiji (1868-1912), le Japon traverse un énorme changement politique et social dans le cadre de l’européanisation et de la campagne de modernisation menée par le gouvernement de Meiji. Le style de peinture et de sculpture yō-ga, occidental, est officiellement encouragé par le gouvernement. Dès 1862 Takahashi Yuichi (1828-1894) entre à 34 ans au département de peinture de l’Institut pour les études hollandaises et peint à l’huile le portrait d’une courtisane dans un style réaliste. Le Japon envoie de jeunes artistes prometteurs étudier à l’étranger et invite des artistes étrangers à venir au Japon afin d’établir un programme d’études d’art dans les écoles japonaises. Takahashi Yuichi (1824-1894), formé à l’école Kano, aura été le premier à utiliser systématiquement la peinture à l’huile. Il découvre cette pratique à l’Institut Bansho Shirabesho dès 1860, puis le paysage à tendance romantique au contact d’artistes résidant à Yokohama, après 1876. Ses progrès sont manifestes fin des années 188062. La peinture à l’huile rencontre un véritable succès au cours des années, 1870-1880. La lithographie, procédé occidental, est introduit en 1872 et concurrence très rapidement la gravure sur bois, traditionnelle63.
Cependant, après une flambée initiale de l’art de style occidental, le balancier part dans le sens opposé sous l’influence du critique d’art Okakura Kakuzo (OKAKURA Tenshin) et de l’éducateur Ernest Fenollosa, ce qui entraîne un regain d’intérêt pour le style traditionnel japonais, sous toutes ses formes. Le nouveau style qui s’en inspire, en faisant des choix64, est nommé nihonga – le terme n’existait pas avant65. Ce style intègre des éléments occidentaux, comme de nombreuses couleurs, des effets de perspective aérienne ou de perspective linéaire, et avec cela une stylisation des éléments naturalistes soigneusement étudiés et reproduits avec une grande attention au détail. De telles peintures, multipliant des scènes historiques comme en Europe, servent de modèle pour l’établissement des illustrations gravées dans les premiers manuels d’histoire66. Dans les années 1880, l’art de style occidental est exclu des expositions officielles et sévèrement critiqué par les cercles artistiques japonais67. Avec le soutien d’Okakura et de Fenollosa, le style nihonga évolue sous la double influence des mouvements préraphaélite et romantique européens. En 1889 un cours d’« Esthétique et science de l’histoire de l’art » est créé dans l’École des Beaux-Arts de Tokyo, elle-même créée en 1887. La première année est assurée par Fenollosa, la seconde par Okakura68. Ce fut aussi Okakura qui fut à l’origine de la première revue d’histoire de l’art, Kokka en 1889, spécialisée sur l’art japonais69. Ce style fut largement diffusé par les arts décoratifs japonais qui bénéficiaient de la vogue du japonisme en occident70. Une vingtaine d’artistes et artisans furent ainsi élevés au statut d’« artistes de la cour impériale » et furent représentés à l’Exposition universelle de 190071. En 1898 Okakura Tenshin fonde le Nihon Bijutsu-in (« Institut (privé) d’art du Japon ») pour le renouveau des arts traditionnels japonais, ce qui inclut la peinture à l’encre sur soie et sur papier, mais aussi la sculpture, la laque, la céramique, les arts du métal.
La même année, en 1898, les peintres du style yō-ga, à l’huile, forment le Meiji Bijutsu-kai (« Société des beaux-arts de Meiji ») en vue d’organiser leurs propres expositions et d’encourager un regain d’intérêt pour l’art occidental72. Cette société regroupait, entre autres, ASAI Chū, KOYAMA Shōtarō, GOSEDA Yoshimatsu et KURODA Seiki. Le peintre Kuroda Seiki parvient à intégrer des éléments des deux cultures. Ainsi Au bord du lac Hakone, de 1897, compose le portrait de sa propre épouse en yukata, mais dans le style occidental, impressionniste, et sur un paysage typique du shanshui où le motif graphique des vagues, propre à la peinture traditionnelle à l’encre d’inspiration chinoise, se déploie ici sur le vêtement de la jeune femme, en blanc73. En 1899, « Sagesse – Impression – Sentiment » composé de trois nus féminins japonais se détache de ses modèles occidentaux contemporains par la remarquable finesse de sa matière picturale, sur fond d’or74. Son passage par la France et le petit village de Grez-sur-Loing en 1888 l’aura plongé dans le mouvement naturaliste , un courant majeur à la fin de l’ère Meiji, et donnera à des générations de peintres japonais un lieu où se construira l’impressionnisme japonais75.
En 1907, avec la fondation du bunten (Académie japonaise des arts) et l’établissement d’un salon officiel du même nom sous l’égide du Ministère de l’éducation76, les deux groupes concurrents parviennent à une reconnaissance mutuelle et entament même un processus visant à leur synthèse. Ensuite, le Bunten soutiendra longtemps la peinture moderniste yōga. En 1910-1923 une revue littéraire et artistique 白樺派, Le Bouleau Blanc, fait connaitre les impressionnistes, les post-impressionnistes, les fauves et les cubistes ainsi que les sculptures de Rodin77.
Les deux camps, yōga et nihonga, ont été partagés eux-mêmes en conservateurs et novateurs. « Le japonisme eut pour effet de brouiller encore plus ce paysage artistique où s’entrechoquait une pluralité de points de vue et de valeurs. »78
Ère Taishō (1912-1926)
L’ère Taishō (1912-1926) voit la prédominance du yō-ga sur le nihonga. Après de longs séjours en Europe, de nombreux artistes (dont Ikuma Arishima) rentrent au Japon sous le règne de Taishō Tennō, apportant avec eux les techniques de l’impressionnisme et du début du postimpressionnisme. Les œuvres de Camille Pissarro, Paul Cézanne et Pierre Auguste Renoir influencent les œuvres du début de l’ère Taishō. Cependant, les artistes yō-ga tendent également vers l’éclectisme et il existe une profusion de mouvements artistiques dissidents. Il s’agit notamment de la « Société Fusain » (Fyuzankai) qui met l’accent, dans sa première exposition de groupe, sur les styles du post-impressionnisme, dont le fauvisme, joint au symbolisme de Munch en particulier dans l’ Autoportrait au nuage79 de Yorozu80. En 1914 apparaît la « Société de seconde division » (Nikakai) pour s’opposer aux expositions bunten parrainées par le gouvernement. En 1910 l’une des toutes premières galeries voit le jour dans le quartier de Kanda81.
Un phénomène sanitaire, la tuberculose, eut un impact durable sur l’expression des artistes dans leurs peintures. Nombre d’entre eux se virent mourir à petit feu de la fin de l’ère Meiji aux années 1950. Une veine empreinte de morbide, voire de décadentisme ou de fantastique marque ces années et se manifeste autant dans un style Art-nouveau, que dans un style naturaliste et souvent expressionniste. L’expressionnisme, introduit en 1913, fait de nombreux adeptes car il est fondé sur une charge émotive intense très bien accueillie par une culture japonaise réactive à la sensibilité subjective82. Dans cet esprit néanmoins, Kishida Ryūsei délaisse la peinture fauve pour une forme de naturalisme, qu’il appelait « mystique réaliste » en s’affranchissant des normes du modernisme occidental. Avec une volonté de réflexion esthétique constante il renoua avec le grotesque qui était un fait récurrent dans la tradition extrême-orientale (au Japon: le rouleau des maladies, dans l’le fantastique dans l’Ukiyo-e , etc.). Il joue ainsi de paradoxes perspectifs d’une grande force dans Peinture de tranchée d’après nature, et du grotesque dans ses nombreux portraits de Reiko, partiellement inachevés, suite qui aboutit à Fillette de la campagne aux étranges déformations83.
Plusieurs artistes étaient en Occident entre 1915 et 21, les autres étaient bien informés au point où certaines de leurs réalisations sont quasiment des plagiats (Naissance de Vénus, NAKAHARA Minoru, 192484 : quasi-reproduction d’une peinture de Georg Grosz). Cette attitude mimétique était soutenue par une remise en cause de l’expression trop subjective de l’artiste et d’un art expressionniste jugé bourgeois. Le groupe Mavo se distingue de ces extrémistes suiveurs.
Le mouvement des avant-gardes des années 1920 trouve son moment le plus représentatif dans le Manifeste Mavo, publié le 3 août 1923 dans le petit catalogue de la première exposition de groupe du mouvement Akushon (Action)85, du mouvement allemand du même nom86. Quelques artistes dessinateurs et peintres influencés par le futurisme et le constructivisme réalisent leurs premiers photomontages comme Yanase Masamu et des assemblages comme Tomoyoshi Murayama. Ils se radicalisent à gauche jusque dans les années 1930 où leur engagement est entravé ; certains feront de la prison. D’autres retournent à la peinture de paysage.
Dans les années 1910 et 1920 la deuxième génération d’artistes nihonga forme en 1914 un nouveau Nihon Bijutsu-in, le Nihon Bijutsu-in tenrankai, en raccourci Inten, essentiellement consacré à l’organisation des expositions87 afin de rivaliser avec le bunten, parrainé par le gouvernement et soutenant le courant occidentalisé. Le mouvement Inten répondait à un désir collectif, chez de nombreux artistes dont les peintres, de ne plus se préoccuper de l’évolution des mouvements occidentaux. Mais cette tendance ne devint un phénomène majeur que dans les années 1930. Certaines nuances propres aux deux styles en arrivent à se fondre avec une parfaite maîtrise, c’est le cas pour Seien Shima (1892–1970), une des rares artistes femmes qui a lutté contre les préjugés et les violences faites aux femmes. Elle réalise son autoportrait à 26 ans, assise par terre devant une peinture inachevée, le visage couvert d’une énorme ecchymose. Elle regarde le spectateur droit dans yeux88.