Peinture et art contemporain : 1945-1970
Les très rares photographies et aquarelles faites à Hiroshima et Nagasaki juste après les explosions atomiques ont toutes un aspect hésitant, mal cadré, « amateur » mais la violence y est plus sensible108. La censure américaine limita toute l’information sur ces deux villes jusqu’en 1952. La plupart des artistes n’avaient pas suffisamment d’argent pour continuer leur métier, et nombre d’entre eux avaient tout perdu, à commencer par les membres de leur famille proche109. La censure, quoique limitée, était vivement ressentie, et à partir du fléchissement de la présence américaine, en 1949, ce fut un déferlement d’œuvres ayant pour sujet la guerre et surtout les bombardements atomiques. La défiguration des corps dans la mort violente est le sujet de nombreuses peintures et lithographies d’un artiste de cette époque, Abe Nobuya (Famine 1949, Tombez!, 1961110). La sinistre répétition d’effets similaires sur les corps conduit, par la lithographie et dans un espace quadrillé, à d’innombrables empreintes de « crânes » qu’ils évoquent encore un peu. Le glissement complet de cet « art informel » vers une abstraction géométrique s’opère au cours des années 1960111.
Dans la période d’après-guerre, l’« Académie japonaise des arts » (Nihon Geijutsuin) fondée en 1947, comprend les deux genres nihon-ga et yō-ga. Le parrainage d’expositions d’art sur fonds publics a pris fin mais est remplacé par des expositions privées, telles que la Nitten, sur une échelle encore plus grande. Bien que la Nitten était initialement l’exposition de l’Académie japonaise des arts, l’institution est gérée depuis 1958 par une société privée distincte. La participation au Nitten est presque devenue une condition sine qua non pour la nomination à l’Académie japonaise des arts, qui elle-même est presque une condition sine qua non officieuse de désignation à l’Ordre de la Culture.
Indépendamment de ces institutions, la Japan Art History Society112 est fondée en 1949. Elle publie une revue de référence le Bijutsushi: Journal of the Japan Art History Society, qui joue au Japon un rôle comparable à celui de la College Art Association (CAA) aux États-Unis et de sa revue The Art Bulletin113.
En 1951 fut organisée une large sélection d’artistes français et américains114. Les français présentèrent l’École de Paris, tandis que les américains élargissaient leur choix à des artistes réfugiés sur leur sol, Ernst, Tanguy, Seligmann, Lam, Matta, Ozenfant et Dubuffet avec la jeune génération américaine, Pollock, Rothko, Tobey et Ad Reinhardt115. Ce qui entraina aussi un renouvellement radical des expérimentations au Japon116.
Des sociétés d’artistes apparaissent, en particulier en dehors des grandes villes, dévastées. Dans la ville d’Ashiya, avec la première association dès 1948 autour de Yoshihara Jirō, d’où est issu le Gutai bijutsu kyōtai (l’Association de l’art concret, Gutai) en 1954117. La démarche exemplaire de l’intellectuel Nakai Masakazu incitait les artistes à tirer parti de l’expérience de la lutte, comme son engagement contre la montée du militarisme dans les années 1930 l’avait prouvé, et en s’appuyant sur les moyens modernes comme le cinéma. Il imaginait « des tableaux où l’être s’affronte lui-même » … [tout en gardant un œil] « ouvert sur le monde ». Suivant cet exemple et surtout de 1954 à 1960, le mouvement Gutai produit des manifestations sur scène ou en plein air dans lesquels l’action et le geste produit par le corps sont essentiels, avec une action où parfois le temps se réduit à l’instant de l’éclair, et ailleurs le corps fusionne avec la terre. L’arrière-plan de la guerre resurgit très souvent dans leurs pratiques118.
Échanges artistiques internationaux. En 1951 la revue Bokubi (Beauté de l’encre)119 est créée avec une peinture de Franz Kline sur sa première couverture. Le lien était d’emblée établi entre calligraphie et peinture abstraite par des calligraphes japonais d’avant-garde120. L’intérêt était réciproque, et Kline aida à la reconnaissance des calligraphes par le milieu des connaisseurs et protecteurs de l’art moderne. Cependant, à la fin des années 195O, le champ de l’art vit se développer des nationalismes dans les deux pays chacun revendiquant pour sa part le prestige de la calligraphie (japonaise) et de la peinture abstraite (américaine). Kline a commencé à évoquer ce qui les séparaient : un art d’écriture / un art plastique, un espace infini / l’espace du tableau – le blanc autant que le noir. Pourtant les calligraphes d’avant-garde n’utilisaient plus aucun caractère et pratiquaient l’abstraction autant que Kline. Ce dernier s’est démarqué manifestement des calligraphes japonais par la suite. Les japonais se sont alors tournés ostensiblement vers des artistes français comme Pierre Soulages, Pierre Alechinsky et Georges Mathieu qui ont répondu avec enthousiasme à cette invitation121.
Contrairement à la situation antérieure, les arts de la période d’après-guerre deviennent populaires. Au cours des années 1960 de forte croissance économique, les peintres, les calligraphes et les imprimeurs prospèrent dans les grandes villes, particulièrement à Tokyo, et s’intéressent aux mécanismes de la vie urbaine qui se reflètent dans les lumières clignotantes, les couleurs des néon et le rythme frénétique de leurs abstractions. En 1966, du point de vue américain, la quantité de peintures produites au Japon semblait supérieure à celle produite où que ce soit dans le monde122. Le mouvement Kyūshū-ha, constitué en 1957, assembla de manière très libre des personnalités diverses qui firent éclater, comme Kikuhata Mokuma, le champ de la peinture en l’ouvrant à d’autres matières, matériaux et moyens, à la manière de Rauschenberg qui était un de leurs modèles. Loin des actions très balisées de Gutai, ils prirent possession de la ville, organisant des défilés, et allèrent jusqu’à manifester contre la guerre du Viêt Nam ou pour la libération sexuelle123.
Les anciennes formes de la peinture japonaise s’inscrivent dans des pratiques sociales complexes, comme les rituels bouddhistes à l’époque de Nara, la poésie et la calligraphie sur papier orné à la cour de Heian. Comme partout ailleurs, les arts plastiques furent des signes de pouvoir, en tant qu’art de cour ou au sein du système des galeries. La peinture japonaise des années 1960 participa à une rupture internationale d’avec ces traditions dans un contexte social et culturel bouleversé par la guerre. Le passage d’une pratique instituée, comme la peinture, l’estampe voire le collage à l’invention de pratiques nouvelles, sur un plan mais aussi dans l’espace, construites pour une occasion unique ou selon des modalités qui puissent être reproduites, tout cela faisait éclater les catégories traditionnelles dans les années 1960. De nombreux artistes ne faisant plus appel à la peinture, à l’estampe, etc. qu’occasionnellement. Le résultat matériel de telles pratiques artistiques – que l’on pouvait conserver – apparaissant alors, pour certains, moins essentiel que le processus et son potentiel signifiant, immatériels – qui pourront dès lors être éventuellement rejoués, ou simplement évoqués. Des performances, des évènements, des installations éphémères, plus ou moins documentées se sont multipliées depuis les premières manifestations collectives du groupe Gutai parallèlement à des initiatives venues du monde de la danse contemporaine (Butō), du théâtre (Angura) et de la musique (musique expérimentale) à la fin des années 1960 et dans un puissant mouvement d’échanges internationaux124.
Emblématiques de cette période, les réalisations de Yayoi Kusama ne relèvent pas d’un mouvement artistique identifiable125. Yayoi Kusama a produit des performances, mais aussi des peintures, des sculptures, des installations et des environnements. Sa démarche est typique de la transgression des genres traditionnels qui s’est imposée depuis les années 1960. Elle a vécu aux États Unis de 1957 à 1972 où elle a pu repenser son œuvre en relation avec la grande diversité des formats et des procédés des peintres de l’abstraction expressionniste de l’École de New York, mais aussi ceux de Warhol, de Frank Stella et de Donald Judd qu’elle a fréquenté. Elle a réalisé une part importante de son œuvre en dehors du Japon. En somme elle participe du monde de l’art international autant que de l’art japonais. Des démarches artistiques qui expriment chacune à sa manière un refus des contours et des frontières126.